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Ce phénomène s’accentue car les plans de carrière à long-terme se font plus rares dans une même entreprise. Les salariés se sentent donc moins attachés à leur entreprise, ont moins sentiment d’être intégré à un collectif, sont moins prêts à faire des sacrifices dont ils ne perçoivent pas le retour.

Véritable phénomène de société, la quête de sens est plus que jamais présente au travail. D’où vient cette préoccupation centrale des salariés ? Comment la définir précisément ? Pourquoi prend-elle une part si importante aujourd’hui, dans un contexte de guerre des talents ? Selon une étude de l’Ifop*, 84% des salariés considèrent que leur travail est “important” mais seulement 21 % d’entre eux l’estiment comme “très important”. Marc Loriol, sociologue et chercheur au CNRS, décrit les contours du sens au travail et les conditions pour le développer, en entreprise.

 

Comment la place du travail a-t-elle évolué dans notre quotidien et plus globalement, dans la société ?

A partir des années 2000, certaines enquêtes ont montré que le travail a perdu sa place exclusive dans la vie des collaborateurs. La crise sanitaire n’a fait qu’accentuer ce recul avec une prise de conscience de la part des salariés qui se sont aperçus que le travail ne remplissait plus toutes ses promesses d’épanouissement. Aujourd’hui, le travail reste une composante importante de la vie du salarié mais la tendance est à un rééquilibrage entre vie professionnelle et vie personnelle pour ne plus mettre tous ces œufs dans le même panier.

Ce phénomène s’accentue car les plans de carrière à long-terme se font plus rares dans une même entreprise. Les salariés se sentent donc moins attachés à leur entreprise, ont moins sentiment d’être intégré à un collectif, sont moins prêts à faire des sacrifices dont ils ne perçoivent pas le retour.

 

Quelle définition pourrait-on donner à la quête de “sens au travail” ?

Cette notion du sens au travail est déterminée par le sentiment d’utilité dans le contexte professionnel. Un travail a du sens lorsque le salarié peut mettre en œuvre ses compétences et son savoir-faire et qu’il se sent reconnu et respecté pour cela.

 

Comment pourrait-on mesurer le sens perçu au travail, dans une entreprise ? Existe-t-il des critères communs à tous ?

Un premier indicateur concerne le turnover des équipes. Mesurer ce taux peut être révélateur d’un mal être et d’une perte de sens dans sa situation professionnelle. Il peut être le signe que les conditions de travail se dégradent. Les salariés peuvent alors décider de quitter l’entreprise pour changer d’environnement ou se reconvertir. Le contexte de pénurie de talents ne fait qu’accentuer cette possibilité de départ du salarié.

La difficulté d’une organisation à recruter est également un autre indicateur à prendre en compte. Elle peut démontrer une problématique liée à la fonction à pourvoir ou une incapacité de l’entreprise à répondre aux attentes des candidats.

Enfin, le fait de vérifier si la capacité du collectif de travail à pouvoir échanger librement sur les difficultés rencontrées liées au travail et à leurs résolutions peut servir d’indicateur. Si les collaborateurs ont le sentiment de ne pas pouvoir s’autoriser à échanger sur leur travail, par méfiance vis-à-vis des répercussions que cela pourrait avoir, c’est un signe que ces collectifs ne fonctionnent pas et qu’il va être plus difficile de construire ce sens au travail.

 

S’agit-t-il d’un phénomène générationnel ou est-ce, au contraire, un sujet transverse ?

La question de la perte de sens est intergénérationnelle. Dès les années 70, les travailleurs ont commencé à remettre en cause le travail. Les multiples rachats d’entreprise ont généré, chez les collaborateurs, un sentiment de perte de sens. Aujourd’hui, trouver sa place devient plus difficile avec la transformation des secteurs liée à la digitalisation, en particulier chez les jeunes générations. Si la génération Y a souffert plus fortement de la précarité, la génération Z a subi, de plein fouet, la crise sanitaire et les difficultés liées à l’embauche.

 

Est-ce que le sens au travail implique une catégorisation des travailleurs ?

La question du sens au travail se pose dans tous les secteurs mais avec des enjeux différents. Dans les métiers plus manuels, le sens au travail est dépendant de la qualité et de l’utilité du produit livré. Il est plus difficile à estimer chez les cadres et les managers car le fruit de leur travail est plus intangible et moins facilement mesurable. L’action d’un manager et son efficacité ne sont pas immédiatement identifiables. On observe aussi souvent une évolution assez rapide chez les managers. Parfois, les collaborateurs vont partir au bout de 2-3 ans et ce sont les managers suivants qui vont devoir opérer les changements. Dans le livre “Bullshit Jobs”, écrit par David Graeber, l’auteur dénonce les métiers qualifiés mais dont le sens n’est pas évident. Il s’agit des métiers dont l’éthique ou l’utilité pose problème au collaborateur.

 

Quels sont, selon vous, les principaux leviers qui jouent sur le sens au travail ?

Un premier levier concerne le dialogue entre les décideurs et ceux qui exécutent le travail. Yves Clot, professeur de psychologie du travail, résume cela en expliquant que la vie des travailleurs peut être gâchée par de petits détails que les managers ignorent car ils peuvent être éloignés des problématiques métier. Réussir à instaurer un dialogue pour résoudre les détails qui ternissent l’expérience du travail peut redonner du sens à la mission. Une solution consisterait, entre autres, à organiser des réunions régulières avec le management pour évoquer les difficultés liées aux tâches à réaliser. Selon Yves Clot, il s’agit de “tenir compte du réel de l’activité”. Le réel des managers comporte son lot de contraintes et d’objectifs mais se présente comme bien différent de celui des collaborateurs.

 

Quelles actions peuvent mener les entreprises pour répondre à cette quête de sens des travailleurs ?

Le sens au travail ne se construit pas artificiellement. L’entreprise doit développer des stratégies visant à rendre le travail plus supportable et plus intéressant. Les ressources humaines ont leur rôle à jouer en mettant en place des actions visant à faire en sorte que les collaborateurs aient le sentiment qu’ils peuvent fournir un travail de qualité améliorant également leurs compétences. Les collaborateurs aspirent à acquérir de nouvelles connaissances avec des mises en application pratiques. Les entreprises peuvent, entre autres, décider d’inclure des moments d’échange entre collègues pour favoriser la transmission de connaissances avec du mentorat, quelle que soit la nature du poste ou l’âge du travailleur. On peut notamment imaginer des ateliers de reverse mentoring pour renforcer les liens et apporter plus de sens au travail quotidien.

 

Pour en savoir plus, retrouvez l’ouvrage de Marc Loriol : Les vies prolongées des usines Japy. Le travail ouvrier à Beaucourt de 1938 à 2015

 

* Enquête Ifop pour Solutions solidaires, réalisée du 20 au 21 septembre 2022 auprès d’un échantillon représentatif 1011 Français âgés de 18 ans et plus.